« Il va falloir comprendre qu’on devra partager »
Propos recueillis par Judith Göggel
Michel Toesca, réalisateur du documentaire « Libre » partage, dans l’entretien, son point de vue sur la migration à la frontière franco-italienne. Il parle de l’accueil des migrants, des difficultés du tournage et comment devrait être l’avenir.
Pourquoi avez-vous commencé à tourner sur cette thématique de la migration et de l’accueil ainsi que sur l’histoire de Cédric Herrou ?
J’habite dans la vallée de la Roya et Ventimille est la ville la plus proche. En avril 2015, j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup plus de noirs que d’habitude dans la ville. J’ai parlé avec eux. Quelques-uns m’ont raconté leur histoire, mais je ne voulais pas faire un film avec des témoignages. Et en juin 2015, la France ferme la frontière. Les migrants vont dans la vallée de la Roya en pensant aller vers Paris, tandis qu’ils vont vers Turin. Ils se trouvent alors pris au piège. Puis, des gens de la vallée ont commencé à ouvrir leurs maisons pour les accueillir. Cette question de l’accueil était intéressante pour moi. Comment est-ce qu’on accueille ces gens ? Un jour Cédric Herrou m’a dit qu’il avait aussi des migrants chez lui. Ensuite, j’ai tourné cette histoire avec lui pendant trois ans.
Qu’est-ce qui vous a touché le plus pendant le tournage du film ?
Ces migrants viennent de pays qui sont très loin d’ici. Ils ont survécu à la situation difficile de ces pays, ils sont parvenus à traverser le désert. Et nombreux sont ceux qui y meurent. Certains partaient à dix, et puis, arrivent à un ou deux. Ils ont perdu un père, un frère, une sœur ou des enfants. Quand ils arrivent chez nous, dans la Roya, ils se sentent pour la première fois un peu en sécurité. Alors ils dorment, ils contactent leurs familles et après ils mangent. Au bout de quelques jours, ils sont en pleine forme et ils ont envie de repartir. Ils ont cette très belle énergie du voyage, malgré tout ce qu’ils ont vécu. C’est cette énergie qui m’a touché le plus.
La production du film n’a pas toujours été facile. Qui ou quelles institutions ont contrarié le tournage ?
Tout le monde était contre ce film et contre Cédric. Il y a eu même des problèmes au festival de Cannes. Le gouvernement a tout fait pour essayer de déprogrammer le film du festival. Il y a une scène dans laquelle on voit le procureur de la République et le directeur du cabinet de la préfecture qui est aujourd’hui le directeur du cabinet de l’Élysée. Cette scène gêne beaucoup de gens. Ils ont essayé de récupérer ces images, mais j’ai eu la chance de pouvoir les faire sortir. En même temps, on voit simplement un fonctionnaire qui fait son travail. Mais, nous, on lui explique que son travail est de se mettre hors de la loi, et qu’il ne nous laisse pas le choix de nous mettre aussi hors de la loi. C’est un vrai dialogue de sourds.
Vous dites du film qu’il est politique et judiciaire. Selon vous, est-ce qu’il peut changer la société et la politique actuelle ?
Déjà, on est parvenu à changer la Constitution grâce au film, mais principalement grâce à l’action de Cédric. On a réussi à faire inscrire dans la Constitution française la notion de fraternité qui, outre la liberté et l’égalité, n’existait pas auparavant. Et puis, on verra si ce film peut permettre aux gens d’ouvrir les yeux, de prendre conscience de la situation qui est en train de se passer.
Quel était le but du procès contre Cédric Herrou ? Est-ce que vous pensez que ce procès était juste, vu qu’il voulait seulement agir d’une façon humaine ?
Évidemment, le procès n’était pas juste. Le gouvernement essaie de faire de Cédric, un personnage qui est déjà médiatisé, un coupable pour que les gens ne fassent pas comme lui. On a tenté de l’étouffer juridiquement. Il ne pouvait pas quitter l’Europe ni la France, il ne pouvait pas prendre le train. Il y a eu énormément de contraintes pour essayer de le neutraliser.
Dans le film, on parle aussi des frontières. Est-ce que vous pensez qu’on doit ouvrir les frontières et qu’est-ce que vous pensez de la loi Dublin qui oblige les réfugiés à demander l’asile dans leur pays d’arrivée ?
La loi Dublin, c’est une loi absurde, c’est une loi qui ne fonctionne pas. Cette loi crée, en fait, une frontière à l’intérieur de l’Europe, pour que les migrants restent dans les pays d’Europe du sud et qu’ils ne viennent pas en Europe du nord. Ensuite, concernant la frontière, je ne suis pas contre l’idée de la frontière. Je crois que la souveraineté des États est une chose assez saine. Mais je pense qu’il est nécessaire qu’on puisse se déplacer librement. Alors, je ne suis pas contre la fermeture des frontières mais pour une traversée libre.
On parle toujours du problème de la migration mais est-ce qu’on a vraiment un problème de migration en Europe ? Est-ce qu’on peut vraiment le qualifier comme tel ?
Non, ce n’est pas un problème. C’est un fait naturel que l’homme migre depuis ses origines. La migration a toujours servi d’excuse pour les dysfonctionnements de la société. Nous sommes dans une période de l’histoire de l’humanité où le pourcentage de flux migratoire est faible. Je pense que c’est une instrumentalisation politique électoraliste avec cette montée de la droite en Europe. Nous sommes au tout début d’une vague migratoire qui va devenir très grande. Il y a un réflexe de construire des murs, de fermer les frontières. Mais dans ce cas, on aura beaucoup de murs à construire, car c’est comme la mer, comme l’eau qui passe par-dessus les murs, on ne pourra pas toujours contenir ce flux. Alors je pense qu’il y aura un moment où il va falloir comprendre qu’on doit partager.
Michel Toesca est né à Nice en 1960. C’est un réalisateur et cinéaste indépendant français. Aujourd’hui, il habite dans la vallée de La Roya. Il est connu entre autres pour ses films « Dans un grand lit carré » (1994), « J’irai cracher vos tongs » (2005), « Démocratie Zéro 6 » (2015) et « Libre » (2018). Ce dernier film a été montré au festival du film à Cannes.