Marie Mandy, une réalisatrice pas comme les autres.

Propos recueillis par Elisa Held et Kossi Thenamou

Ancienne étudiante de la London International Film School, photographe et réalisatrice belge, Marie Mandy est l’une des invitées de marque du 35ème festival du cinéma francophone de Tübingen. De sa vie privée, sa carrière professionnelle au statut des femmes dans le monde cinématographique en passant par l’actualité politique belge, la réalisatrice de « Oui mais non, le compromis à la belge » n’a pas mâché ses mots.

Comment vous vous définissez ?

Déjà, je ne me définis pas… (sourire). Je n’aime pas me catégoriser. Nous sommes constitués par toutes sortes de vécus qui se superposent. Évidemment, je suis une femme et j’ai aussi une expérience de mère. En plus de cela, une pratique d’artiste. Je suis à la fois photographe et cinéaste. Je suis faite aussi de différentes identités. J’ai vécu dans plusieurs pays, j’ai traversé l’épreuve d’un cancer, je suis homosexuelle. Tout cela modifie en profondeur ce que nous sommes et notre rapport au monde. Ces fragments s’assemblent pour former une identité. Mais cela ne nous permet pas de nous catégoriser. En tant qu’artiste et femme engagée, je travaille avec tout cela. Il arrive que des gens me traitent de militante ; je préfère dire que je suis « illimitante ». Dans ce monde qui se referme de plus en plus, on essaye toujours de se réouvrir sur lui.

Qu’est-ce qui vous a motivée à participer au Festival international du cinéma francophone de Tübingen ?

J’ai été invitée avec mon film dans le cadre du focus sur la Belgique, ce qui est toujours un plaisir ! Je fais des films pour poser des questions, tenter d’apporter une petite contribution, dans ce monde où tout fonctionne de plus en plus mal. C’est important pour moi que mes films continuent à être vus. Chaque fois que j’en aurai l’occasion, je me déplacerai pour accompagner mes films.

Nous avons vu plusieurs de vos films, entre autres Oui mais non, le compromis à la belge. D’où vous est venue l’idée de réaliser un tel film ?

Je suis belge, et je me sens profondément belge, mais j’ai passé la plus grande partie de ma vie hors de Belgique, ce qui me donne un regard un peu décalé sur mon pays. J’en perçois peut-être mieux les caractéristiques : par exemple une certaine liberté, une fantaisie débridée, la particularité qu’ont les gens de ne pas se prendre au sérieux. Ce pays a également un fonctionnement politique assez particulier, avec des coalitions et la volonté de faire s’entendre des gens qui sont politiquement opposés… Et donc les politiciens ont développé une « technique politique » appelée « le compromis à la belge ». Vu de loin, ça m’a paru intéressant de proposer à la RTBF un film sur ce sujet.

De par votre expérience, quels conseils pourriez-vous donner aux étudiantes qui rêvent d’une carrière cinématographique ? 

Les femmes ont un rôle important à jouer dans le cinéma, plus que jamais, pour raconter les histoires du point de vue des femmes. Toutefois, nous représentons seulement 20 % de l’industrie cinématographique dans le monde. C’est le même chiffre dans le monde de l’art plastique. La gente féminine a plus de mal à financer ses projets artistiques. Cette inégalité est injustifiée. On paye donc cher le prix de notre conviction et de nos engagements. Je vous avoue que parfois il me faut des années pour monter la production d’un film, si le sujet est plutôt féminin, et cela peut me mettre en précarité. Au lieu de vivre de mon art, je vis pour mon art et parfois je paie même pour faire mon art. C’est fou ! Par ailleurs, il faut que les jeunes femmes bénéficient des effets positifs de l’affaire Weinstein. Qu’elles puissent évoluer en gardant leur intégrité, sans avoir peur des hommes, et sans se soumettre. Je sais que ce n’est pas toujours facile de tenir bon mais on se doit de rester intègre.

Quand on regarde vos films comme : Oui mais non, Voir sans les yeux ou encore L’utérus artificiel, on constate que vous aimez jouer avec des éléments inattendus : chien, poupées… Cela doit être vu comme votre marque ? 

Ce qui est vraiment ma marque, c’est le recours à des dispositifs narratifs particuliers dans le cadre du documentaire. Cela me permet de plonger le spectateur de manière émotionnelle dans le film. Même sur des sujets compliqués, j’essaie toujours de libérer d’avantage d’émotion chez le spectateur. Dans le cas de « L’utérus artificiel », je voulais faire passer l’absurdité que véhicule le livre 1984 de Orwell qui parle, entre autres, de la production de bébés in vitro à la chaine. C’est pour cette raison que dans le documentaire nous avons glissé à beaucoup d‘endroits des poupons ou des éprouvettes avec des mini-poupées. Espérant ainsi provoquer une sorte d’inconfort chez le spectateur.

Dites-nous, alors, où se trouve la limite entre la fiction et le documentaire ? 

J’estime qu’il n’y a pas vraiment de frontières. En fait, on raconte toujours des histoires, que ce soit avec des personnes réelles ou avec des comédiens. Par contre, je suis attachée à une certaine éthique du documentaire. Quand on fait des films avec des vrais gens, il y a la question du « jusqu’où peut-on aller » ? Par exemple dans « Voir sans les yeux », ce sont des malvoyants et non-voyants qui témoignent. Ils ont donné beaucoup d’eux-même pour le film, ce fut certainement une belle expérience pour eux, mais j’ai essayé que le film leur apporte aussi des choses. Il y a des échanges qui se font à travers le processus d’un documentaire. On ne peut pas juste « prendre », il faut que le film rende aussi quelque chose à ceux qui y participent.

Qu’est- ce qui empêche encore le cinéma belge aujourd’hui d’arriver au niveau de Hollywood ? 

En terme de notoriété, le cinéma belge est très connu ! La différence se joue au niveau des budgets ; c’est l’argent et le marketing qui font la puissance du cinéma américain. Le succès dépend plus du système de production que des talents (et c’est bien dommage). Le cinéma belge est fragile parce que son économie est pauvre. Nous sommes un petit pays, avec moins de cinq millions de francophones et 6 millions de néerlandophones. De facto, ce n’est pas une industrie qui pèse lourd. Néanmoins, cette fragilité booste la créativité, la compétitivité et la performance. Quand on observe le pourcentage des films belges qui gagnent des grands prix dans le monde, on peut qualifier nos réalisateurs.trices de « successfull ». La « division » entre Flamands et francophones n’est pas tellement visible dans le domaine du cinéma qu’on qualifie encore de « belge ». Toutefois, les réalisateurs flamands sont plus ou moins influencés ou affiliés à la Hollande. Du côté francophone, on est extrêmement dépendants de la France.

Marie Mandy et un avenir politique, est-ce envisageable ?

Cela ne m’intéresse pas dans l’esprit dans lequel la politique est menée aujourd’hui. J’aimerais oui, peut-être faire partie d’un gouvernement qui, comme certains peuples anciens, envisagerait chaque décision en évaluant son impact sur les 7 prochaines générations. Mais le monde politique actuel ne pense pas comme cela, tout est pensé à court terme, sans vision de l’avenir. J’ai tellement côtoyé les politiques, en militant dans les associations de défense du droit des artistes que je suis assez dégoûtée. Ces hommes et femmes qui sont au pouvoir n’ont pas d’ambition pour le peuple. Alors qu’ils prétendent travailler pour la majorité, personnellement j’estime qu’ils travaillent pour leur pouvoir, leurs ambitions, pour satisfaire leur ego et leurs amis des lobbys.

De la petite fille que vous étiez à Marie Mandy d’aujourd’hui, comment arrive-t-on à se faire ce nom ?

Dans mon pays, il y a une bande dessinée qui s’appelle Astérix et Obélix, avec un petit chien Idéfix. Moi je suis un peu Idéfix, et en plus je suis tombée dans la potion magique, dans laquelle si vous tombez vous ne pouvez pas faire autrement que d’être habité par ce dans quoi vous êtes tombé… Ceux qui s’y connaissent en BD comprendront ! Plus sérieusement, j’ai décidé très jeune de devenir cinéaste. J’ai commencé à prendre des photos à l’âge de 7 ans (à l’époque il n’y avait pas les portables, ce n’était pas commun). À 15 ans, j’avais décidé d’être cinéaste. Au début, mes parents n’ont pas vraiment compris mon choix. Ils ont souhaité que je fasse des études universitaires. J’ai eu de nombreux moments de doute, mais je n’ai jamais dévié de ma route. C’est ainsi que j’ai fait des études de Philologie Romane à l’université de Louvain-la-Neuve. Ces études ont été un élément décisif de ma trajectoire, car elles m’ont permis ensuite d’obtenir une bourse pour faire des études du cinéma (très coûteuses) à Londres.

Justement, parlons des éléments décisifs dans le choix de votre carrière. N’avez-vous pas envie de tourner un film sur le continent noir, où vous avez passé une partie de votre enfance ?

J’ai effectivement vécu en Afrique, au Congo, de 8 à 14 ans et cette partie du monde m’a fortement marquée par la puissance visuelle qu’elle dégage. Mais je n’ai jamais eu envie d’y retourner pour tourner un film. Je ne suis pas journaliste, je ne traite pas du sujets politiques en lien avec l’actualité et je ne pense pas pouvoir dire des choses très pertinentes sur l’Afrique. Mes films naissent dans un endroit inconnu de moi-même, pour répondre à des questions que je me pose, souvent en lien avec la question de l’identité. Comment chacun.e peut-il.elle se réaliser ? Accomplir son chemin ? Peut-être que si l’on me propose un film en Afrique, je le réaliserai. Mais il faudrait que j’aie quelque chose de très personnel ou de très spécifique à dire, je n’ai pas envie d’ajouter une énième banalité à tout ce qui existe déjà. C’est aux cinéastes africain.e.s de raconter l’Afrique.

Qu’avez-vous alors vécu, pour tourner un film sur le tournage des scènes d’amour ?

Là justement, j’ai été confrontée à une question très spécifique : celle de la différence entre le cinéma des hommes et le cinéma des femmes. Y en avait-il une ? Je me sentais légitime pour la poser. Quand je suis sortie de l’école de cinéma dans les années 90, j’ai réalisé mon premier long-métrage de fiction. J’ai tourné des scènes d’amour. Je me suis beaucoup interrogée sur la manière de tourner ces scènes en tant que femme, et sur ce qu’il fallait montrer ou pas. J’ai tourné ces scènes comme je l’ai ressenti, avec une esthétique particulière, sans vraiment montrer l’acte sexuel à l’écran. À la sortie du film, un journaliste m’a dit : « On voit que ces scènes ont été tournées par une femmes ». Cela m’a interpellée car j’avais tourné de manière intuitive, et pour comprendre ce qui se jouait là-derrière, j’ai décidé de donner la parole à d’autres réalisatrices. C’est devenu le documentaire « Filmer le désir – Voyage à travers le cinéma des femmes ». Ce film est aujourd’hui une référence dans toutes les études de « gender » et il a été acheté par 250 universités américaines. A partir de là, je me suis efforcée de travailler très intuitivement. Mais le regard des femmes sur l’image est toujours un peu biaisé, puisque dans les écoles de cinéma, on enseigne en montrant pour exemple des films réalisés à 99% par des hommes. Aujourd’hui je me demande pourquoi en tant que femme, l’on doit apprendre l’histoire du cinéma à travers le regard des hommes ? Pourquoi ne pas enseigner toute une année en montrant exclusivement des films faits par des femmes, de Dorothy Azner à Jane Campion, de Germaine Dulac à Agnès Varda…. Et en montrant beaucoup de films de réalisatrices contemporaines aussi : les Kathryn Bigelow, Sofia Coppola, Nora Ephron, Suzanne Bier, Coline Serreau, Marion Hansel, Catherine Corsini et compagnie ? Cela permettrait de nourrir différemment les regards et de faire bouger les lignes. Ce serait bien pour les hommes aussi. En ce moment, la question de la parité du financement des films de femmes et de leur visibilité est à l’ordre du jour de toutes les commissions et festivals.

Avez-vous des projets à long ou à court terme ?

J’ai plusieurs projets de documentaires, en long-métrage, mais aussi des envies de fiction. Après avoir réalisé 35 documentaires, je ressens les limites du travail avec le réel, on ne peut les faire reculer indéfiniment, et j’ai l’impression d’avoir épuisé pas mal de dispositifs narratifs. C’est difficile de toujours se renouveler. J’ai envie de travailler avec des acteurs et d’aller là où le documentaire ne me permet pas d’aller. J’ai deux projets de fiction qui sont en écriture, en plus d’un projet de série.

Marie Mandy, née en 1961, est une réalisatrice belge qui a très jeune su qu’elle voulait faire du cinéma. Elle est surtout connue pour ses documentaires, entre autres « Voir sans les yeux » (2004) ou « Oui mais non, le compromis à la belge » (2014) qu’elle a présenté au Festival du film francophone de Tübingen.

Kossi Themanou (29) und Elisa Held (23) sont étudiants en philologie romane à l’université de Tübingen. Pendant l’interview, ils ont été surpris par tous les sujets qu’on peut aborder dans 30 minutes.

Quelle des Fotos: Französische Filmtage Tübingen